La fête est finie
- C.F.
- 26 juin
- 3 min de lecture
Quelque chose est en train de se produire dans l’économie mondiale. Pas un événement spectaculaire, pas un effondrement visible. Non, quelque chose de plus insidieux, de plus structurel. Ce n’est pas une crise au sens classique. C’est un glissement. Une dissonance profonde. Et parmi ces lignes, les swap spreads parlent. Ils ne crient pas, ils murmurent. Mais ce qu’ils disent est lourd de sens.
Depuis plusieurs mois, les marchés des taux sont traversés par une étrangeté persistante : les spreads de swap deviennent négatifs ou s’effondrent brutalement à la moindre rumeur réglementaire. Cela ne devrait pas exister dans une économie saine. Cela n’existait pas avant 2008, et cela devrait avoir disparu après les milliards injectés, les bilans hypertrophiés et les discours d’apaisement. Et pourtant, l’anomalie persiste. Elle s’installe. Elle s’approfondit.
Qu’est-ce qu’un swap spread ? Un écart entre le taux fixe d’un swap de taux d’intérêt et le rendement d’une obligation d’État. En théorie, ce spread est positif. La dette publique est supposée être l’actif sans risque par excellence. Quand le secteur privé emprunte, il paie une prime. Or voilà que cette logique s’inverse. L’État devient plus risqué que les grandes institutions privées. Et les marchés, sans le dire, commencent à le refléter dans leurs prix. Cela devrait alerter. Cela ne semble inquiéter personne.
Ce renversement n’est pas un accident. Il est le produit d’un déséquilibre profond. L’État moderne, en régime de création monétaire sans ancrage, s’est mis à vivre au-dessus de ses moyens, dans une illusion de toute-puissance budgétaire. Les banques centrales ont longtemps servi d’amortisseur. Elles ont acheté, refinancé, lissé les courbes. Elles ont artificialisé la stabilité. Mais elles sont désormais contraintes de réduire leur bilan. Et les limites apparaissent. La dette, cette promesse perpétuelle d’abondance, commence à coûter cher. Trop cher pour que les mécanismes classiques de marché continuent de fonctionner.
Le système bancaire, de son côté, est ligoté. Les règles prudentielles l’empêchent d’absorber l’excès de dette souveraine. Les régulateurs ont voulu la stabilité à tout prix. Ils ont obtenu l’immobilisme. Plus personne ne peut arbitrer entre swap et obligation sans s’exposer à des sanctions réglementaires. Les prix se dérèglent, les écarts se figent ou s’emballent, et tout cela est traité comme un problème secondaire, purement technique.
Les swap spreads ne mentent pas. Ils révèlent une perte de confiance diffuse mais réelle dans la capacité de l’État moderne à tenir ses engagements sans inflation, sans confiscation, sans subterfuge. Les marchés n’y croient plus. Ils sentent que quelque chose se délite. Et si le cœur du système monétaire commence à vaciller, c’est tout le reste qui peut suivre. Le coût du capital, la hiérarchie des risques, la solvabilité même des promesses publiques.
Il n’est pas certain que ce soit une crise au sens classique qui nous attend. Il est même possible que le système s’adapte, qu’il absorbe encore quelques années cette tension. Mais le message est clair : le socle de la confiance est fissuré. Le monde d’après-1971, celui de la monnaie sans ancrage, de l’État-providence financé par la dette, de l’illusion de la gratuité, approche de ses limites mécaniques.
Ce que disent les spreads, c’est que la fête est finie. Que les marchés, lentement mais sûrement, redeviennent lucides. Ils cessent de croire à l’invincibilité des États. Ils recommencent à discriminer, à pricer le risque, à s’inquiéter. Ce réveil n’est pas encore une révolution. Mais c’est un début. Un frémissement de retour au réel.
Le libéralisme a toujours reposé sur une idée simple : la rareté oblige à choisir, et le prix révèle la vérité. Depuis trop longtemps, l’interventionnisme massif a étouffé cette logique. Les swap spreads nous rappellent qu’on ne suspend pas indéfiniment les lois fondamentales de l’économie. La réalité finit toujours par reprendre ses droits.