La pensée libertarienne : une utopie utile
- C.F.
- 12 avr.
- 4 min de lecture
La pensée libertarienne fait souvent peur. Elle dérange parce qu’elle remet en cause ce que beaucoup considèrent comme des acquis : l’existence de l’État, la légitimité de la contrainte fiscale, le bien-fondé du monopole de la violence légale. Et pourtant, il ne s’agit pas d’un délire de marginaux ou d’illuminés. Dans La pensée libertarienne, Sébastien Caré montre qu’il s’agit d’un courant riche, cohérent, traversé de débats internes féconds, et surtout profondément ancré dans la tradition intellectuelle américaine.
Ce qui rend ce livre précieux, c’est qu’il n’est ni une apologie, ni un pamphlet. C’est une cartographie. Une mise en lumière honnête, documentée, et rigoureuse d’une pensée radicale mais non dénuée de sérieux. Caré ne cherche pas à convaincre, mais à faire comprendre. Et c’est déjà beaucoup.
Le livre commence par une question dérangeante : pourquoi, malgré sa faiblesse numérique et son absence de relais politiques réels, le libertarianisme continue-t-il à fasciner, à susciter des critiques virulentes, ou à inspirer certains mouvements technolibertaires ? La réponse est peut-être à chercher du côté de sa puissance subversive. En posant la liberté individuelle comme valeur absolue, en refusant tout compromis avec l’étatisme, en revendiquant parfois l’anarcho-capitalisme comme horizon désirable, les penseurs libertariens mettent au défi les fondements mêmes de l’ordre politique contemporain.
L’intérêt du travail de Sébastien Caré est de montrer que le libertarianisme n’est pas un bloc monolithique. Il existe des écoles, des traditions, des tensions internes. Le point commun ? Une hostilité de principe envers la coercition étatique, fût-elle démocratique, et une valorisation extrême de la liberté individuelle et du droit de propriété.
Le libertarianisme contemporain émerge dans les années 1970, à un moment précis : la fin de la convertibilité du dollar en or (1971), qui acte la mort de l’ordre monétaire classique. Cette rupture symbolise, pour les libertariens, la mainmise absolue de l’État sur la monnaie, et plus largement sur les individus. C’est dans ce contexte que s’épanouit une nébuleuse intellectuelle portée par Rothbard, Nozick, David Friedman, Hayek, Rand et quelques autres. Un mouvement structuré autour d’une critique radicale de l’intervention publique, mais aussi d’une foi dans la capacité des individus à organiser pacifiquement leurs interactions via le marché et le contrat.
Mais cette critique s’enracine plus loin. Le libertarianisme plonge ses racines dans l’histoire américaine : individualisme méthodologique, foi dans la responsabilité personnelle, défiance vis-à-vis de l’autorité centrale. Des figures comme Lysander Spooner, dès le XIXe siècle, posaient déjà les bases d’un anti-étatisme radical. Plus tard, la Old Right américaine incarne un conservatisme anti-interventionniste, opposé à l’impérialisme militaire et au keynésianisme naissant.
Le Parti libertarien, fondé en 1971, naît de cette matrice. Il ne percera jamais vraiment électoralement, mais influencera en profondeur les débats intellectuels, notamment autour de la légitimité de la fiscalité, du rôle de l’État, et de la possibilité d’un ordre spontané sans planification centrale.
L’auteur distingue plusieurs grandes familles libertariennes. Il y a les utilitaristes, comme David Friedman, qui voient dans le marché le système le plus efficace pour allouer les ressources. Il y a les jusnaturalistes, comme Rothbard, pour qui la liberté est un droit naturel inviolable. Il y a les contractualistes, comme Buchanan, qui fondent l’ordre légitime sur le consentement mutuel. Il y a les objectivistes, autour d’Ayn Rand, qui prônent une morale de l’égoïsme rationnel, héritée d’une forme d’aristotélisme modernisé. Et il y a les hayékiens, évolutionnistes, prudents, méfiants à l’égard de toute ingénierie sociale.
Chaque courant a ses fondements moraux, ses postulats méthodologiques, ses figures tutélaires. Mais tous partagent une même conviction : la coercition est toujours suspecte, et la liberté ne se négocie pas.
Ce pluralisme éthique est à la fois une force et une faiblesse. Caré parle d’un « éclectisme éthique » du libertarianisme. Certains le fondent sur les conséquences (le marché est efficace), d’autres sur des principes (le vol est injuste, même s’il est légal), d’autres encore sur des contrats hypothétiques. Mais tous convergent vers une critique radicale de l’État, considéré comme une entité moralement illégitime, même quand elle agit « pour le bien commun ».
Le livre ne s’arrête pas à la théorie. Il explore les utopies libertariennes, notamment l’anarcho-capitalisme. Rothbard imagine une société sans État, où le droit, la police, la justice seraient privatisés. David Friedman va plus loin, en proposant un modèle entièrement contractualisé, proche de la science-fiction. Nozick, lui, reste plus modéré : son « État minimal » est une sorte de police de la protection des droits, rien de plus. Ayn Rand, enfin, rêve d’une société d’hommes vertueux, fondée sur la raison, le mérite, la productivité.
Ces utopies sont fragiles, parfois invraisemblables. Mais c’est là tout l’intérêt du livre : montrer que l’utopie libertarienne n’est pas un projet de société à mettre en œuvre clé en main. C’est une boussole, une tension, un idéal qui sert à juger le réel. En ce sens, elle est « utile » - au sens où Hayek parlait d’une « utopie utile ». Elle oblige à penser la légitimité du pouvoir, à interroger les fondements moraux de la fiscalité, à questionner les prétentions de l’État à incarner le bien commun.
La critique libérale du libertarianisme n’est pas absente. Buchanan rappelle que sans règles communes, le contrat ne suffit pas. Hayek souligne que l’ordre spontané ne peut reposer uniquement sur le marché : il faut aussi des institutions, une culture, des normes évolutives. La catallaxie (ordre économique) et la démarchie (ordre politique sans dirigeants) restent des constructions idéales, peut-être inatteignables, mais précieuses pour orienter la réflexion.
Ce que l’on retient de ce livre, c’est qu’il ne s’agit pas de croire au libertarianisme. Il s’agit de le comprendre. De le prendre au sérieux. Non pour l’appliquer tel quel, mais pour enrichir le débat sur la liberté, la responsabilité, la légitimité du pouvoir. En ce sens, La pensée libertarienne est un livre salutaire. Il nous oblige à penser contre l’État. Non par provocation, mais par exigence intellectuelle.
