Quand on aborde le phénomène Bitcoin, on mentionne souvent ses racines libérales, voire libertariennes. Mais est-ce que le bitcoin s'inscrit aussi dans un autre courant de pensée, celui du transhumanisme ?
Le transhumanisme contemporain émerge à la fin des années 1980 en Californie. Il est étroitement lié au libertarianisme californien. Les transhumanistes libertariens ont même leur propre courant distinct, l'Extropianisme, une fusion du transhumanisme et d'un libéralisme radical. Le transhumanisme vise à affranchir l'homme de ses limites biologiques, à dépasser sa mortalité, et à repousser les limites cognitives et physiques imposées par la nature. Il cherche à élargir les frontières de l'humanité via la colonisation spatiale ou la résolution de défis collectifs par la technologie. Dans cette quête d'émancipation, la technologie est leur alliée principale. Avec une vision optimiste de la technologie, ils espèrent trouver des solutions aux grands problèmes de l'humanité en augmentant les capacités humaines. La Californie, berceau de cette pensée, vibre aux idées extropiennes, nourries par une cyberculture bouillonnante. L'éthique transhumaniste, enracinée dans des traditions anglo-saxonnes comme le conséquentialisme, évalue chaque action selon ses impacts sur l'amélioration du monde. Cette vision technophile joue un rôle majeur dans le débat contemporain, bien au-delà d'un simple effet de mode. Sur le plan métaphysique, certains attendent une "Singularité" (notamment à travers l'avènement d'une Intelligence Artificielle générale) tandis que d'autres envisagent une progression graduelle vers une rupture anthropologique. L'Université de la Singularité, fondée en 2008 dans le parc de recherche de la NASA, est l'un des symboles les plus marquants du mouvement transhumaniste en Californie. Elle incarne l'optimisme technologique et la foi en un avenir radieux grâce à la science. Le transhumanisme oscille entre utopie et idéologie, légitimant parfois des technologies de rupture comme les cryptomonnaies ou la cryonie. Sa philosophie rejette la mort comme une fatalité. La cryoconservation, souvent envisagée comme un "plan B", illustre cette quête d'immortalité et de transcendance. Les transhumanistes estiment que la politique traditionnelle ne peut pas relever les défis contemporains, qu'il s'agisse des inégalités sociales, de la crise climatique ou des risques technologiques. Cette conviction les pousse à déléguer à des systèmes automatisés ce qui relève du débat et de la conviction. Ils voient dans la gouvernance algorithmique un remplacement potentiel de la loi et des gouvernements.
Le lien entre le bitcoin et le transhumanisme peut sembler ténu, voire saugrenu à première vue, car il n'a pas grand rapport avec l'homme augmenté ou la colonisation spatiale. Pourtant, il semble que l'idée d'une telle monnaie ait germé dans les milieux transhumanistes des années 1990, notamment en raison de son fort ancrage libertarien. Le bitcoin, fruit de cette culture technophile, dépasse le simple statut de monnaie numérique pour devenir une manifestation concrète des idéaux transhumanistes. Avec sa nature décentralisée, le bitcoin incarne parfaitement la volonté de s'affranchir des institutions traditionnelles. Il symbolise l'esprit de défiance et de renouveau, tout en portant les valeurs transhumanistes de confiance dans le pouvoir de la technologie. Le bitcoin, avec ses 24 mots insaisissables et sa "programmabilité" dans le temps, est aussi la monnaie idéale pour les adeptes de la cryoconservation. Il représente une première étape vers une forme d'immortalité digitale. Loin d'être une anomalie, le bitcoin est l'une des manifestations les plus tangibles de ce mouvement en marche. En ce sens, peut-être est-il une invention transhumaniste.
Depuis le milieu des années 1970, les grandes idéologies qui structuraient la vision du monde au XXe siècle (communisme, libéralisme) ont connu une crise profonde qui les a emportées. Les années 1970 ont été marquées par la crise du système soviétique, celle des économies libérales, et surtout par une prise de conscience croissante de la catastrophe environnementale, ce qui a contribué à l'effondrement de ces deux récits. Le transhumanisme, a émergé dans cette recherche désespérée de sens et de direction dans un monde en mutation. Nous avons perdu le sentiment d'appartenir à une histoire commune. Ce déclin des grands récits a engendré de nouvelles aspirations. Certains ont tenté de retrouver un récit global en se tournant vers ce qui apparaît comme la seule source de progrès : la technologie.
Actuellement, il n'y a pas de technologies transhumanistes en tant que telles, mais plutôt des imaginaires, des pensées et des valeurs transhumanistes qui investissent les technologies. Personnellement, je trouve que le transhumanisme peut parfois ressembler à du scientisme. Je doute qu'on puisse, par exemple, réduire la conduite de l'économie à quelques algorithmes, ou résoudre le défi climatique uniquement avec la technologie. Ce solutionnisme technologique ou techno-optimisme me semble très incertain et peu souhaitable sans action politique. C'est une raison idéologique supplémentaire (en plus des raisons pratiques) pour laquelle je préfère le rôle de "monnaie refuge" (choix individuel) plutôt que celui de "monnaie courante" (une monnaie maître absolue de la vie économique) pour l'avenir du bitcoin. Ce débat sur le transhumanisme et sur le bitcoin nous invite en revanche à repenser notre rapport à la technologie, à notre futur commun et à la destinée de l'homme. Quant au soubassement philosophique du bitcoin, je préfère personnellement l'idée que ce sont moins les pensées métaphysiques du Transhumanisme ou de l'Extropianisme que la pensée de l'école autrichienne d'économie dans sa version classique (pas l'anarcho-capitalisme rothbardien) qui a poussé des informaticiens, probablement en partie californiens, à inventer et à lancer le bitcoin.
Par exemple, Nick Szabo et Hal Finney, informaticiens et cryptographes largement impliqués dans les tentatives de développement des monnaies numériques dans les années 90 et 2000, étaient membres de la liste de diffusion du mouvement Extropien californien, en plus d'être actifs dans les cercles de la cryptographie et des cypherpunks. Hal Finney était largement séduit par les idées extropiennes et était un contributeur actif de longue date. Il est d'ailleurs cryogénisé dans l'institut d'un des fondateurs du mouvement transhumaniste californien. Par contre, Nick Szabo, même s'il était membre de ces cercles californiens, il adoptait un regard beaucoup plus critique. Nick Szabo a d'ailleurs abordé ces sujets sur son blog :
"Un certain nombre de mes amis se sont impliqués dans un mouvement baptisé « La singularité ». Nous avons désormais un « Institut de la singularité », une « Université de la singularité » parrainée par la NASA, etc. en tant qu'organisations futuristes de premier plan. J'ai tendance à laisser passer mes désaccords sur ce genre de visions futuristes ésotériques, mais je réfléchis à mes accords et désaccords avec ce mouvement depuis suffisamment longtemps pour que je vais maintenant les partager."
"Parfois, les descriptions de technologies théoriques conduisent à des mouvements futuristes populaires tels que l’Extropianisme, le transhumanisme, la cryonie et bien d’autres. Ces mouvements avancent des affirmations, souvent farfelues mais non réfutées par les lois scientifiques, selon lesquelles la nature des technologies du futur devrait influencer la façon dont nous nous comportons aujourd’hui. Dans certains cas, cela conduit à des changements assez spectaculaires dans les perspectives et les comportements."
En dernière analyse, il revient à chacun de décider si le bitcoin est une création transhumaniste. Quoi qu'il en soit, les racines idéologiques d'une invention ne sont pas immuables. La véritable essence du bitcoin se révélera probablement "spontanément".
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