Dans mes précédents articles, j’ai beaucoup évoqué les blockchains, bitcoin et les différents problèmes du système monétaire international existant. Pour aller plus loin, il faut maintenant dépasser le « voile » de la monnaie, et tenter de comprendre les véritables fondamentaux de la monnaie. Dans cet article, je vais utiliser la grille de lecture anthropologique pour essayer d’entrevoir le futur du phénomène bitcoin. Normalement, cet article peut être « apprécié » à la fois par les promoteurs du bitcoin et les réfractaires.
Tout d’abord, pour ceux qui l’ignorait encore, voici en quelques mots ce qu’est le phénomène bitcoin : bitcoin interpelle les économistes sur leur conception de la monnaie, en remettant en question l’organisation pyramidale du système bancaire et monétaire, bien qu’il ne remplisse que très imparfaitement les trois fonctions qui sont dévolues normalement aux monnaies fiduciaires. Bitcoin est une réaction à la crise de 2008 qui a jeté le discrédit sur certaines pratiques dans le monde de la finance et de la gestion monétaire. Les problèmes fondamentaux avec la monnaie conventionnelle résident dans la confiance requise pour son bon fonctionnement, ainsi que son façonnement pour qu’elle soit dépensée rapidement. Bitcoin conteste la puissance publique, la finance mondiale et le monopole des monnaies fiduciaires. La grande interrogation c’est donc de voir si bitcoin peut-être une solution aux désordres monétaires et financiers. C’est ce « mystère » que je m’efforce de percer via différentes approches dans les différents articles de mon blog. Ce n’est pas un secret pour ceux qui ont lu mes précédentes publications, si je vois en bitcoin une innovation technologique qui va certainement compter dans l’Histoire monétaire (une nouvelle ère de la « monnaie augmentée »), je suis encore très mitigé sur la faisabilité d’adoption de bitcoin en tant que monnaie de masse. J’ai donné beaucoup d’arguments factuels qui contredisent cette vision. Aujourd’hui, je vois davantage bitcoin comme une monnaie complémentaire avec un usage spécifique d’épargne (une sorte d’ « or augmentée » car plus transportable). Mais selon ma lecture du phénomène, bitcoin pourrait être aussi la « Krypto-nite » du dollar et de la finance américaine, et le « vase communicant de la confiance » entre l’ancien et un nouveau monde monétaire encore à bâtir autour de bitcoin (bitcoin le futur « backbone de la valeur/confiance » d’un réseau de la valeur/bancaire beaucoup plus diversifié). Vous l’aurez compris, le phénomène bitcoin est encore très loin d’avoir dévoilé tous ses secrets. L’article ci-dessous a pour objectif d’étoffer la réflexion sur la nature même de cet objet purement numérique.
Les théories économiques modernes négligent certaines dimensions monétaires, et centrent en priorité leurs analyses sur la monnaie comme intermédiaire des échanges. Cela s’explique par le fait que l’économie plonge les individus dans un monde entièrement régit par le principe de l’offre et de la demande. Le résultat c’est une addition d’individus sans « totalité sociale », et in fine une individualisation de la société. C’est l’idée que la monnaie émergerait des échanges. Ce courant de pensées est né chez les libéraux (ex : Friedrich Hayek). Ils pensent que le monopole de l’émission monétaire est une violation des principes individualistes, et ils sont contre l’origine fondamentalement holiste de la monnaie (c’est-à-dire le caractère fondamentalement collectif de la monnaie. La monnaie vue comme un outil de cohésion sociale car son acceptation signifie l’adhésion aux normes de la société. C’est la pensée chartaliste, pour qui la monnaie est forcément la création d’un Etat).
A l’inverse, dans les sociétés plus anciennes, la monnaie était extrêmement valorisée et était même le marqueur de toutes les relations sociales importantes. Ce point de vue met l’accent sur les fonctions monétaires d’unité de compte et de réserve de valeur.
Sachant cela, on peut s’interroger si les monnaies primitives étaient réellement archaïques, ou si ce sont les propriétés des monnaies modernes qui ont fait fi de fonction(s) monétaire(s) plus noble(s) dans l’objectif de satisfaire le marché.
Il me semble que cette lecture des monnaies modernes à la lumières des monnaies anciennes est très intéressante pour nous éclairer sur le phénomène bitcoin.
Les anthropologues ont de bonnes raisons historiques de penser que la monnaie a précédé le marché. C’est grâce à l’existence des monnaies que les premières économies marchandes ont pu se développer. Cette découverte change considérablement la compréhension du fait monétaire, car c’est la capacité de la monnaie à être opérateur de socialisation qui prend une dimension existentielle. La monnaie « penserait » la société, et « exprimerait » des valeurs sociales. La conception monétaire élaborée par les économistes serait donc aux antipodes du fait monétaire historique.
Les anthropologues pensent que l’espace monétaire est aujourd’hui à la confluence de deux dettes, deux logiques hétérogènes : la « dette économique » (richesses privées) et la « dette sociale » (valeurs de la cohésion). Le débat entre ceux qui perçoivent la monnaie comme une marchandise et ceux qui voient en elle une reconnaissance de dette est semble-t-il dépassé, car la monnaie serait les deux à la fois. Les deux faces d’une même pièce. Cette théorie conteste l’idée d’une monnaie strictement fonctionnelle et neutre. C’est-à-dire dont le rôle pourrait-être restreint à la seule organisation des échanges marchands.
Ce fait anthropologique conduit à s’interroger sur le succès du bitcoin en tant que monnaie, car la confiance dans la monnaie reposerait sur l’adhésion commune à un même ensemble de valeurs.
Si nous suivons cette ligne directrice de l’anthropologie, il faut désormais se demander si la « confiance numérique » de bitcoin est en mesure de matérialiser une nouvelle forme de « totalité sociale », en sus universelle ?
Si bitcoin devait échouer à l’examen de cette fonction anthropologique essentielle, est-ce que bitcoin aurait davantage de prédispositions pour devenir l’expression monétaire de l’aboutissement de l’individualisation de l’économie et de la société, dans la droite ligne de certains courants de pensées des sciences économiques ?
Globalement, ce que nous constatons dans l’Histoire, c’est un vaste mouvement d’alternance entre les périodes dominées par la monnaie de crédit, et d’autres par l’or et l’argent. Le facteur le plus important de ces changements a été la guerre. Le métal précieux prédomine surtout dans les périodes de violence généralisée. Le métal précieux peut-être volé, alors qu’une dette est par définition une relation de confiance. Ce point ne nous éclaire pas sur l’adhésion à un ensemble de valeurs totalisant, par contre nous pouvons estimer que bitcoin excellerait dans un environnement chaotique et donc zéro confiance, tel un métal précieux. S’il fonctionne comme un métal précieux, alors nous pouvons pronostiquer qu’en temps de paix généralisée, bitcoin n’a pas de réel avenir en tant qu’actif monétaire courant de masse.
Entre 800 avant JC et 600 après JC, le Monde a vécu une période historique de renouveau philosophique et religieux, avec une forte culture de « sortie du système ». L’or, l’argent et le cuivre ont été massivement « déthésaurisés », et c’est à cette époque que les pièces de monnaie ont apparues. Dans les soubassements de bitcoin, nous retrouvons cette expression populaire mondialisée (encore minoritaire certes) de « sortie du système ». C’est sans doute trop léger aujourd’hui pour constituer un ensemble de valeurs universelles, et une « totalité sociale » nécessaire à la consécration de bitcoin en tant que monnaie mondiale, mais il faut prendre du recul, et voir le chemin parcouru en seulement 12 ans. Sur une assez longue échelle de temps (10-50 ans), et combiné à des puissantes forces comme la mondialisation des échanges économiques ainsi qu’à la révolution numérique, peut-être qu’un socle suffisants de valeurs universelles pourraient consacrer bitcoin (ou une autre monnaie libre) en tant que monnaie de masse utilisée mondialement. Je fais fi ici des éventuels défauts structurels de bitcoin comme la volatilité liée à son encaisse nominale fixe, dans l’hypothèse d’un tel avènement (ce n’est pas le sujet de cet article).
La Chine, Etat confucéen, est peut-être la bureaucratie la plus grande du monde, mais historiquement il s’est toujours fait le promoteur des marchés. Les confucéens jugent le profit commercial légitime uniquement s’il rémunère le travail, jamais quand il est le fruit d’une spéculation. En pratique, la Chine a toujours été pour le marché, mais jamais pour le capitalisme. Nous pensons à tort que le marché et le capitalisme ne font qu’un. Le marché c’est le cycle « marchandise – argent – autre marchandise ». Le capitalisme c’est le cycle « argent – marchandise – davantage d’argent ». Dans ce dernier cycle, le moyen le plus simple d’y parvenir consiste à instaurer un monopole. C’est pourquoi le capitalisme s’efforce de s’allier à l’autorité politique pour tenter de limiter la liberté du marché. Tout au long de son histoire la Chine a été l’Etat de marché anticapitaliste. Le bannissement de bitcoin - actif extrêmement spéculatif - par la Chine n’a donc rien d’étonnant. A l’inverse, les Etats-Unis, pays qui a exporté dans le monde entier le « capitalisme financier » et la monnaie « fonctionnelle », semble désormais surfer sur la vague bitcoin. En cela, bitcoin semble prendre la voie de l’individualisation de l’économie et de la société.
La proposition de bitcoin c’est d’être une « monnaie-valeur », en opposition à la « monnaie-dette ». La « monnaie-dette » est devenue la cible de toutes les critiques des promoteurs de bitcoin. Pour moi c’est une erreur, car le coupable des désordres monétaires n’est pas directement la « monnaie-dette ». C’est un bon système si les règles sont respectées. Il s’avère qu’historiquement le crédit a été utilisé bien avant l’invention des monnaies. Etant donné l’âge plusieurs fois millénaires du crédit, finalement on peut se demander s’il ne s’agit pas d’une extension naturelle de la société humaine. La « monnaie-dette » est le simple moyen de reconnaître et d’étendre l’usage de l’instrument de crédit. Une « monnaie-valeur » rompt avec cette conception du crédit (extension des sociétés humaines), et est donc synonyme de l’individualisation de l’économie et de la société.
Dans le même temps, la crise du crédit (dettes souveraines, inflations sectorielles, inégalités croissantes,…), et la croissance perpétuelle sur une planète finie, nous rappellent sans cesse, que si le « crédit » est l’extension de la société humaine, la société humaine est très imparfaite car elle suit d’abord ses désirs immédiats au détriment de l’avenir. Dans ce contexte mondial de désordres monétaire et climatique, nous pouvons imaginer que bitcoin puisse devenir le réceptacle d’une future « totalité sociale » plus ou moins universelle construite autour de valeurs populaires comme l’urgence climatique (l’abondance de monnaie via le crédit accroît les mauvais investissements), l’exaspération vis à vis des cycles économiques dans les pays occidentaux (moins de crédit équivaut à moins d’expansion monétaire et donc de récession), et l’envie de bouter le « passager clandestin » qu’est le dollar américain dans l’économie mondiale (qui équivaut à une taxe mondiale).
En conclusion, cela semble trop tôt pour dire si bitcoin peut matérialiser une nouvelle forme de « totalité sociale » plus ou moins universelle sans institution supra-individuelle, mais étant donné la vitesse d’adoption, cette hypothèse n’est plus ridicule. L’euro, monnaie supranationale, a été construite sur des « totalités sociales » assez différentes, et cela semble fonctionner depuis deux décennies maintenant. Si on s’écarte de l’approche anthropologique du fait monétaire, il est indéniable que bitcoin démontre qu’une nouvelle forme de « fiduciarité » est quand même possible car il s’échange sans tiers de confiance depuis 12 ans et l’encaisse réelle de son stock a très fortement augmentée. La « confiance numérique » semble pouvoir donner vie à un actif monétaire. Cet actif monétaire est certes encore partiel ou incomplet ou monofonctionnel. Peut-être qu’il en restera à jamais ainsi. Et, même si les sciences économiques avaient raison (au détriment de l’anthropologie) de voir d’abord dans la monnaie un intermédiaire des échanges, bitcoin la « monnaie-valeur » ne semble de toute façon pas la mieux armée pour jouer le rôle de monnaie « insignifiante » mondiale. Peut-être que les monnaies privées numériques à l’aide de blockchains seraient plus adaptées pour exécuter un tel schéma alternatif au système existant. Pour survivre, bitcoin devrait alors se retrancher dans un rôle de monnaie complémentaire (ex : monnaie d’épargne). Actuellement, c’est le capitalisme financier du XXI ième siècle qui semble s’accaparer les bitcoins pour son côté spéculatif, au dépend des vertus libertariennes originelles. Si nous extrapolons la trajectoire actuelle, l’entreprise de légitimation de bitcoin en tant que monnaie complète de masse – ou même complémentaire - est par conséquent compromise, sauf dans l’hypothèse d’un évènement majeur rare négatif (ex : perte de confiance brutale dans le dollar), qui obligerait les riches agents économiques détenteurs de bitcoin (le crypto-metal) à « déthésauriser » comme avec les métaux précieux et l’apparition des pièces de monnaie.
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